Bovary était femme ???
“Emma Bovary, c’est moi”, disait
Flaubert. Et Baudelaire vient curieusement lui donner raison. L’article qu’il consacre à Madame
Bovary dans la revue
“L’Artiste” du 18 octobre 1857 ne fait pas de Flaubert une
femme, mais change Emma en homme. Baudelaire y développe un éloge
inattendu des qualités viriles de l’héroïne. Il explique que la
femme adultère est pourvue dans ce roman accusé d’immoralité de
“toutes les grâces du héros” . Elle possède l’imagination,
qui est “la faculté suprême et tyrannique”, l’énergie et la
“rapidité de décision” qui caractérisent “les hommes créés
pour agir”, ainsi que le goût de la séduction et de la domination
propre au dandy. Il ajoute qu’Emma “se donne magnifiquement, généreusement,
d’une manière toute masculine”, et enfin qu’elle ne supporte ni
la médiocrité, ni “l’infériorité spirituelle.” Cette femme,
conclut-il, est en réalité “très sublime dans son espèce”.
Elle échappe par là même à l’abomination ordinaire de la féminité
chez Baudelaire qui est d’être tout simplement “animale” ou
“naturelle”. Elle se rapproche plutôt de l’artiste et de son désir
d’élévation. De sorte que l’auteur des Fleurs
du mal va jusqu’à
la qualifier de “poète hystérique” -expression que par ailleurs
il s’appliquerait volontiers à lui-même[1].
Il loue son lyrisme,
c’est-à-dire sa manière de s’élancer vers l’idéal et de se gorger, non
pas de sentiments à bas prix, mais de mouvements "escaladants" vers le
sublime. A ceux donc qui se demandent où parle la conscience de
l’auteur dans ce roman apparemment dépourvu de moralité, Baudelaire
conseille paradoxalement de regarder du côté d’Emma, puisque c’est en
elle que se trouve déposé, fût-ce sous une forme “pitoyable”,
“l’instinct du beau”. Cet article, en fin de compte, propose un éloge
parallèle de la virilité de l’héroïne et des “hautes facultés d’ironie et de lyrisme ”[2]
de celui qui l’a créée. Emma serait Flaubert dépourvu d’ironie,
c’est-à-dire le versant le plus strictement lyrique du romancier.
Pourquoi pas la poésie même dont Madame
Bovary nous proposerait, à travers cette figure de “victime déshonorée”,
une espèce de critique narrative?
Que Baudelaire fasse ainsi de la virilité
lyrique d’Emma un doublet hystérique du lyrisme de Flaubert n’est
pas sans conséquences pour la compréhension même de la notion de
“lyrisme”. Il est en
effet curieux d’observer que cet article de 1857 est l’un des très
rares endroits où Baudelaire emploie le mot “lyrisme”, alors
qu’il fait volontiers usage de l’adjectif “lyrique” dans ses
textes critiques. La seule autre occurrence de ce terme que j’aie pu
relever sous sa plume se trouve dans une note de Mon
coeur mis à nu . Le mot, à nouveau s’y trouve mis en relation
étroite avec la notion de virilité, et cette fois-ci de manière
tout à fait explicite. Baudelaire
écrit :
“Plus l’homme cultive les arts, moins il bande.
Il se fait un divorce de plus en plus sensible entre l’esprit et la brute.
La brute seule bande bien, et la fouterie est le lyrisme du peuple.” [3]
Cette citation est pittoresque,
provocante, et un peu inquiétante pour qui fait profession d’écrire.
Mais elle apparaît d’autant plus intéressante qu’elle propose
une équivalence entre le lyrisme et l’érection qui se retrouve
chez Flaubert, dans une lettre à Louise Colet, datée du 15 juillet
1853:
“La vie! la vie! bander! tout est là! C’est pour cela que j’aime tant le lyrisme. Il me semble la forme la plus naturelle de la poésie”.
Voici donc deux propos convergents, concernant deux contemporains, l’un prosateur, l’autre poète, qui eurent tous deux à subir les foudres de la justice au nom de l’immoralité, et qui tous deux ont engagé dans leurs oeuvres respectives le procès du pathos subjectif. Deux écrivains “retardataires” du romantisme, comme le dit Baudelaire de Flaubert. Deux écrivains qui viennent “après tout le monde”, à une époque où le “budget d’enthousiasme” du public et des auteurs mêmes se trouve gravement diminué. Deux écrivains qui doivent somme toute réapprendre à jouir de la langue, ce qui n’est pas facile après Victor Hugo ou Balzac dont on sait combien fameuse fut la libido. Comment frayer une voie nouvelle, et comment retrouver ce que Baudelaire lui-même appelle l’excitation , sinon en imposant à la langue, et donc à la lyre qui est l’emblème de l’expression poétique, une tension renouvelée. Là où la semence se répandait naguère en abondance, c’est la rétention désormais qui sera de rigueur.
(...)
Extrait de La poésie malgré tout de Jean-Michel Maulpoix, éd. du Mercure de France, 1996.