I
Cap d'Antibes.
Assis sur un banc, l'autre jour, devant ma porte, en plein soleil,
devant une corbeille d'anémones fleuries, je lisais un livre récemment
paru, un livre honnête, chose rare, et charmant aussi, Le Tonnelier,
par Georges Duval. Un gros chat blanc, qui appartient au jardinier,
sauta sur mes genoux, et, de cette secousse, ferma le livre que je
posai à côté de moi pour caresser la bête.
Il faisait chaud ; une odeur de fleurs nouvelles, odeur timide
encore, intermittente, légère, passait dans l'air, où passaient aussi
parfois des frissons froids venus de ces grands sommets blancs que
j'apercevais là-bas.
Mais le soleil était brûlant, aigu, un de ces soleils qui fouillent
la terre et la font vivre, qui fendent les graines pour animer les
germes endormis, et les bourgeons pour que s'ouvrent les jeunes
feuilles. Le chat se roulait sur mes genoux, sur le dos, les pattes en
l'air, ouvrant et fermant ses griffes, montrant sous ses lèvres ses
crocs pointus et ses yeux verts dans la fente presque close de ses
paupières. Je caressais et je maniais la bête molle et nerveuse, souple
comme une étoffe de soie, douce, chaude, délicieuse et dangereuse. Elle
ronronnait ravie et prête à mordre, car elle aime griffer autant qu'être
flattée. Elle tendait son cou, ondulait, et quand je cessais de la
toucher, se redressait et poussait sa tête sous ma main levée.
(...) (Passage trop cruel que je censure)
II
Ils sont délicieux pourtant, délicieux surtout, parce qu'en les
caressant, alors qu'ils se frottent à notre chair, ronronnent et se
roulent sur nous en nous regardant de leurs yeux jaunes qui ne semblent
jamais nous voir, on sent bien l'insécurité de leur tendresse,
l'égoïsme perfide de leur plaisir.
Des femmes aussi nous donnent cette sensation, des femmes
charmantes, douces, aux yeux clairs et faux, qui nous ont choisis pour
se frotter à l'amour. près d'elles, quand elles ouvrent les bras, les
lèvres tendues, quand on les étreint, le coeur bondissant, quand on
goûte la joie sensuelle et savoureuse de leur caresse délicate, on sent
bien qu'on tient une chatte, une chatte à griffes et à crocs, une
chatte perfide, sournoise, amoureuse ennemie, qui mordra quand elle
sera lasse de baisers.
Tous les poètes ont aimé les chats. Baudelaire les a divinement chantés. On connaît son admirable sonnet :
Les amoureux fervents et les savants austères
Aiment également, dans leur mûre saison,
Les chats puissants et doux, orgueil de la maison,
Qui comme eux sont frileux, et comme eux sédentaires.
Amis de la science et de la volupté,
Ils cherchent le silence et l'horreur des ténèbres.
L'Erèbe les eût pris pour ses coursiers funèbres
S'ils pouvaient au servage incliner leur fierté ?
Ils prennent, en songeant, les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin.
Leurs reins féconds sont pleins d'étincelles magiques.
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
III
Moi j'ai eu un
jour l'étrange sensation d'avoir habité le palais enchanté de la
Chatte-Blanche, un château magique où régnait une de ces bêtes
onduleuses, mystérieuses, troublantes, le seul peut-être de tous les
êtres qu'on n'entende jamais marcher.
C'était l'été dernier, sur ce même rivage de la Méditerranée.
Il faisait, à Nice, une chaleur atroce, et je m'informai si les
habitants du pays n'avaient point dans la montagne au-dessus quelque
vallée franche où ils pussent aller respirer.
On m'indiqua celle de Thorenc. Je la voulus voir.
Il fallut d'abord gagner Grasse, la ville des parfums, dont je
parlerai quelque jour en racontant comment se fabriquent ces essences
et quintessences de fleurs qui valent jusqu'à deux mille francs le
litre. J'y passai la soirée et la nuit dans un vieil hôtel de la ville,
médiocre auberge où la qualité des nourritures est aussi douteuse que
la propreté des chambres. puis je repartis au matin.
La route s'engageait en pleine montagne, longeant des ravins
profonds et dominée par des pics stériles, pointus, sauvages. Je me
demandais quel bizarre séjour d'été on m'avait indiqué là ; et
j'hésitais presque à revenir pour regagner Nice le même soir, quand
j'aperçus soudain devant moi, sur un mont qui semblait barrer tout le
vallon, une immense et admirable ruine profilant sur le ciel des tours,
des murs écroulés, toute une bizarre architecture de citadelle morte.
C'était une antique cornmanderie de Templiers qui gouvernait jadis le
pays de Thorenc.
Je contournai ce mont, et soudain, je découvris une longue vallée
verte, franche et reposante. Au fond, des prairies, de l'eau courante,
des saules ; et sur les versants, des sapins, jusques au ciel.
En face de la commanderie, de l'autre côté de la vallée, mais plus
bas, s'élève un château habité, le château des Quatre-Tours, qui fut
construit vers 1530. On n'y aperçoit encore cependant aucune trace de
la Renaissance.
C'est une lourde et forte construction carrée, d'un puissant
caractère, flanquée de quatre tours guerrières, comme le dit son nom.
J'avais une lettre de recommandation pour le propriétaire de ce manoir qui ne me laissa pas gagner l'hôtel.
Toute la vallée, délicieuse en effet, est un des plus charmants
séjours d'été qu'on puisse rêver. Je m'y promenai jusqu'au soir, puis,
après le dîner, je montai dans l'appartement qu'on m'avait réservé. Je
traversai d'abord une sorte de salon dont les murs sont couverts de
vieux cuir de Cordoue, puis une autre pièce où j'aperçus rapidement sur
les murs, à la lueur de ma bougie, de vieux portraits de dames, de ces
tableaux dont Théophile Gautier a dit :
J'aime à vous voir en vos cadres ovales
Portraits jaunis des belles du vieux temps,
Tenant en main des roses un peu pâles
Comme il convient à des fleurs de cent ans !
puis j'entrai dans la pièce où se trouvait mon lit.
Quand je fus seul, je la visitai. Elle était tendue d'antiques
toiles peintes où l'on voyait des donjons roses au fond des paysages
bleus, et de grands oiseaux fantastiques sous des feuillages de pierres
précieuses.
Mon cabinet de toilette se trouvait dans une des tourelles. Les
fenêtres, larges dans l'appartement, étroites à Il sortie au jour,
traversant toute l'épaisseur des murs, n'étaient, en somme, que des
meurtrières, de ces ouvertures par où on tuait des hommes. Je fermai ma
porte, je me couchai et je m'endormis.
Et je rêvai ; on rêve toujours un peu de ce qui s'est passé dans la
journée. Je voyageais ; j'entrais dans une auberge où je voyais
attablés devant le feu un domestique en grande livrée et un maçon,
bizarre société dont je ne m'étonnais pas. Ces gens parlaient de Victor
Hugo, qui venait de mourir, et je prenais part à leur causerie. Enfin
j'allais me coucher dans une chambre dont la porte ne fermait point, et
tout à coup. J'apercevais le domestique et le maçon, armés de briques,
qui venaient doucement vers mon lit.
Je me réveillai brusquement, et il me fallut quelques instants pour
me reconnaître. puis je me rappelai les événements de la veille, mon
arrivée à Thorenc, l'aimable accueil du châtelain... J'allais refermer
mes paupières, quand je vis, oui je vis, dans l'ombre, dans la nuit, au
milieu de ma chambre, à la hauteur d'une tête d'homme à peu près, deux
yeux de feu qui me regardaient. Je saisis une allumette et, pendant que
je la frottais, j'entendis un bruit, un bruit léger, un bruit mou comme
la chute d'un linge humide et roulé, et quand j'eus de la lumière, je
ne vis plus rien qu'une grande table au milieu de l'appartement.
Je me levai, je visitai les deux pièces, le dessous de mon lit, les armoires, rien.
Je pensai donc que j'avais continué mon rêve un peu après mon
réveil, et je me rendormis non sans peine. Je rêvai de nouveau. Cette
fois je voyageais encore, mais en Orient, dans le pays que j'aime. Et
j'arrivais chez un Turc qui demeurait en plein désert. C'était un Turc
superbe ; pas un Arabe, un Turc, gros, aimable, charmant, habillé en
Turc, avec un turban et tout un magasin de soieries sur le dos, un vrai
Turc du Théâtre-Français qui me faisait des compliments en m'offrant
des confitures, sur un divan délicieux.
Puis un petit nègre me conduisait à ma chambre - tous mes rêves
finissaient donc ainsi - une chambre bleu ciel, parfumée, avec des
peaux de bêtes par terre, et, devant le feu - l'idée de feu me
poursuivait jusqu'au désert - sur une chaise basse, une femme à peine
vêtue qui m'attendait.
Elle avait le type oriental le plus pur, des étoiles sur les joues,
le front et le menton, des yeux immenses, un corps admirable, un peu
brun mais d'un brun chaud et capiteux.
Elle me regardait et je pensais : "Voilà comment je comprends
l'hospitalité. Ce n'est pas dans nos stupides pays du Nord, nos pays de
bégueulerie inepte, de pudeur odieuse, de morale imbécile qu'on
recevrait un étranger de cette façon."
Je m'aprochai d'elle et je lui parlai, mais elle me répondit par
signes, ne sachant pas un mot de ma langue que mon Turc, son maître,
savait si bien.
D'autant plus heureuse qu'elle serait silencieuse, je la pris par
la main et je la conduisis vers ma couche où je m'étendis à ses
côtés... Mais on se réveille toujours en ces moments-là ! Donc je me
réveillai et je ne fus pas trop surpris de sentir sous ma main quelque
chose de chaud et de doux que je caressais amoureusement.
Puis, ma pensée s'éclairant, je reconnus que c'était un chat, un
gros chat roulé contre ma joue et qui dormait avec confiance. Je l'y
laissai, et je fis comme lui, encore une fois.
Quand le jour parut, il était parti ; et je crus vraiment que
j'avais rêvé ; car je ne comprenais pas comment il aurait pu entrer
chez moi, et en sortir, la porte étant fermée à clef.
Quand je contai mon aventure (pas en entier) à mon aimable hôte, il
se mit à rire, et me dit : "Il est venu par la chatière", et soulevant
un rideau il me montra, dans le mur, un petit trou noir et rond.
Et j'appris que presque toutes les vieilles demeures de ce pays ont
ainsi de longs couloirs étroits à travers les murs, qui vont de la cave
au grenier, de la chambre de la servante à la chambre du seigneur, et
qui font du chat le roi et le maître de céans.
Il circule comme il lui plaît, visite son domaine à son gré, peut
se coucher dans tous les lits, tout voir et tout entendre, connaître
tous les secrets, toutes les habitudes ou toutes les hontes de la
maison. Il est chez lui partout, pouvant entrer partout, l'animal qui
passe sans bruit, le silencieux rôdeur, le promener nocturne des murs
creux. Et je pensai à ces autres vers de Baudelaire :
C'est l'esprit familier du lieu,
Il juge, il présider il inspire
Toutes choses dans son empire ;
Peut-être est-il fée, - est-il Dieu ?